Vendredi 1er février 2013
Maison des Sciences de l'Homme Ange-Guépin, Nantes.
14h00: Séverine GOJARD (DR INRA, membre de l’équipe ETT du CMH)
L’apprentissage du métier de mère : une réception socialement différenciée des normes de soins aux nourrissons.
15h00: Sylvie MOREL (Doctorante, Cens EA 3260 )
L'accès aux soins d'urgence en France : des filières différenciées socialement ?
Pré-rapport
Objectif
Cet échange de savoirs sur le thème des "pratiques d'accès aux soins" vise à contribuer à la réflexion engagée par les chercheurs d'ETAPE, sur le rapport à la santé et les pratiques sanitaires des jeunes enquêtés.
Contexte
Au cours de cette recherche, la question de la santé et plus particulièrement de la "santé mentale" est apparue incontournable. L’ensemble du personnel des centres de formation s’accorde sur ce point, l’E2Cel lui accorde d'ailleurs une place particulière dans son projet qui vise à lever les freins à l’emploi ou à la formation que peuvent constituer un certain nombre de problèmes à savoir, la mobilité, le logement, les gardes d’enfants et la santé. Un responsable vie sociale est plus spécifiquement chargé à l’E2Cel, de traiter toutes ces questions avec l’ensemble des stagiaires. Pour le volet santé, plusieurs actions sont mises en place : Journée Santé, Formation de secourisme, Intervention des professionnels de l'IREPS des Pays de la Loire (Instance Régionale d'Education et de Promotion de la Santé), ateliers santé autour de l'alimentation, de la sexualité, etc. De plus, les entretiens individuels qui ont lieu chaque semaine entre le jeune et son formateur référent représentent des moments privilégiés pour aborder les questions de santé (alcool, drogue, troubles de l'alimentation, sexualité, etc) pouvant faire obstacles au bon déroulement de la formation.
Malgré tout, il nous a semblé qu'en abordant les questions de santé uniquement sous l’angle du problème (précarité, handicap), on risquait de masquer une partie de la réalité. Les premiers entretiens ont en effet révélé qu'au regard de la couverture sanitaire, la plupart des "stagiaires" avaient des droits couverts et recouraient de façon privilégiée à leur médecin traitant en cas de problème. De même, de nombreuses femmes accueillies à l’E2Cel sont de jeunes mères de famille pour qui la question de la santé se posait « plus positivement », la maternité ayant été un moment de sociabilisation positive avec les structures sanitaires. Aussi, il ne s'agit pas ici de nier les problèmes vécus par la population enquêtée mais de décaler un peu le regard en adoptant le point de vue des jeunes, pour aborder les pratiques de soin sous un autre angle et ne pas s’enfermer dans une vision unilatérale de la question de la santé.
Les jeunes mères ont été confrontés à des institutions qui leur ont prodigué divers conseils (voire injonction) quant à la santé : la leur d’abord au moment de la grossesse (et peut-être de l’allaitement) et à celle de leurs enfants. Quelle réception ces jeunes femmes ont-elles fait à cette tentative de normalisation des pratiques de soins ? Entre adhésion et rejet d’un modèle de soin, quelle place y –a-t-il pour des situations intermédiaires ? Et même si on voulait aller encore plus loin dans l’interrogation sur les processus de socialisation, on pourrait se demander quelles compétences les femmes acquièrent en devenant mère et comment cela peut devenir une ressource. Ce statut ne leur accorde-t-il pas davantage de crédit quant à leur capacité à être autonome, responsable ? En ce sens, les travaux de Séverine Gojard qui s’est interrogée sur le métier de mère font clairement écho à nos propres recherches. Les travaux de Sylvie Morel portant sur l'accès aux soins d'urgence permettent d'interroger la position de ces jeunes stagiaires dans le système de santé. Une étude comparative des trajectoires sanitaires et des profils socio-pathologiques des patients des urgences d'un hôpital et d'une clinique privée à but lucratif a permis de mettre à jour l'existence de filières d'accès aux soins d'urgence différenciées socialement. A la lumière de travail on peut se demander si les jeunes "stagiaires" recourent aux soins sur le mode de l'urgence. De même, quel est le profil socio-pathologique de ces jeunes? Quels circuits de soins empruntent-ils généralement ?
Synthèse du séminaire
Séverine Gojard (DR, INRA, membre de l'équipe Enquêtes, Terrains, Théories du Centre Maurice Halbwachs): L'apprentissage du métier de mère: une réception socialement différenciée des normes de soins aux nourrissons.
Au cours de cette intervention, Séverine Gojard a présenté les grandes lignes de son ouvrage intitulé, Le métier de mère, paru aux éditions La Dispute en 2010. Partant du constat d'une naturalisation persistance des soins aux nourrissons considérés notamment comme naturellement pris en charge par les femmes, son analyse déconstruit les évidences biologiques et psychologiques ("instinct maternel") en mettant en évidence les clivages sociaux dans les façons d'être mère. Fruit d'une quinzaine d'années de recherche, ce travail vise également à comprendre comment les compétences maternelles se construisent en articulant des sources de conseils variées. Dans cette perspective, elle interroge la manière dont les normes de soins aux nourrissons sont diffusées par les intermédiaires puis réceptionnées par les femmes : Comment dans la diffusion des normes, il peut y avoir des malentendus qui font que les normes ne sont pas comprises? Comment des normes qui ne tiennent pas forcément compte des conditions matérielles d'application son "re-bricolées" pour être mise en place ou "abandonnées"? (Exemple: Norme d'une chambre par enfant). L'auteure rompt ainsi avec les écrits professionnels existants qui selon elle, sont "normatifs" car davantage axés sur l'évaluation des pratiques en cherchant notamment à comprendre pourquoi les femmes n'allaitent pas? Pourquoi elles ne font pas comme on leur dit de faire?
Pour mener à bien ce travail, Séverine Gojard est allée à la rencontre de nombreuses mères avec qui elle s'est entretenue pour recueillir leur discours sur leurs pratiques de soins aux nourrissons (fichier 1).
Son analyse première réalisée dans le cadre d'un travail de thèse, avait aboutit à la mise en évidence de deux modèles de soins clivés socialement:
– Le "modèle savant" rencontrés essentiellement dans les classes supérieures. Il se caractérise par un recours privilégié des femmes aux prescripteurs spécialisés (pédiatres…) et un faible savoir faire pratique. Les pratiques de soins de ces mères sont conformes aux recommandations du moment.
– Le "modèle familial" ou "populaire": Primat accordé aux conseils familiaux et forte expérience de soins aux nourrissons. Son analyse montre que moins les mères sont diplômées plus elles ont d'expérience dans le domaine des soins aux nourrissons.
A travers cet ouvrage, l'auteure a voulu affiner ces modèles construits au cours de sa thèse en mettant en évidence les emprunts et les configurations intermédiaires. Son analyse aboutit à la catégorisation suivante:
Le modèle savant de soins aux nourrissons est décomposé en deux catégories: "A la lettre" et "Au feeling"; Et le modèle populaire: "A l'ancienne"; "Quant à soi" (fichier 2)
Ce travail montre qu'en fonction des propriétés sociales des mères, les discours diffèrent et les recours varient pour les sources de conseils. Elle cite différents cas:
– Le cas en milieu populaire. Les mères mettent à distance les recommandations diffusées par les professionnels. Elles discréditent les normes "savantes" de puériculture changeantes ("effet de mode") au profit des normes familiales qui selon elles, ont fait leur preuve. Cet ancrage dans un contre-modèle leur permet de dire à l'enquêtrice qu'elles ne font pas n'importe quoi même si elles ne se conforment pas aux normes des professionnels de la PMI (protection maternelle et infantile).
– Le cas intermédiaire (fichier 3)
- La valorisation des conseils professionnels. Il s'agit de femmes issues de classes supérieures ou bien de classe moyenne ayant connu une ascension par l'école. Elles adoptent alors les normes de leur milieu d'arrivée en discréditant les normes de leur milieu d'origine (populaire). (fichier 4)
Enfin, le récit d'une jeune mère d'origine africaine cumulant de nombreux "handicaps" montre comment la maternité peut être une ressource. Cette jeune femme ne parle pas français, elle vit dans une situation précaire sous l'autorité de son mari qui l'a fait venir en France depuis peu: (fichier 5). A travers cette anecdote, on constate que même dans les cas précaires comme celui-ci, le savoir faire pratique de la jeune mère a permis de construire une connivence avec la puéricultrice, cette dernière valorisant les pratiques africaines de soins aux nourrissons (allaitement, massage). Puis, grâce à cette rencontre, la jeune femme a pu bénéficier de conseils de la part de cette professionnelle de la PMI qui l'a orientée vers des structures permettant la résolution de ses handicaps.
Pour conclure, Séverine Gojard insiste sur la diversité des manières d'être mère en fonction de l'appartenance sociale et des façons différenciées d'exprimer des compétences maternelles qui empruntent à des registres différents.
Apport pour ETAPE:
Cet ouvrage invite à se départir d'un regard parfois trop "misérabiliste" porté sur les jeunes mères pour adopter un point de vue plus "positif" sur ce public accueilli dans les centres de formation.En devenant mère, les femmes acquièrent en effet des compétences (socialisation à des normes, responsabilité, …) et des ressources (contacts avec un réseau de professionnels, apprentissage de savoirs-faire…) exploitables et transférables à d'autres champs.
Sylvie Morel, Doctorante CENS, L'accès aux soins d'urgence: des filières différenciées socialement.
L’objectif de cette intervention est de présenter les résultats d’une enquête statistique réalisée en 2007 auprès des patients de deux d’urgences distincts, l’un privé (clinique à but lucratif) et l’autre public. L’hypothèse à l’origine de cette recherche était la suivante (je reviendrai sur la genèse de cette hypothèse) : En matière d’urgence sanitaire le circuit que l’on emprunte varie socialement. On ne retrouve pas le même type de patient dans les deux services d’urgence. L’objectif était également de comprendre les mécanismes de production de ces filières d’urgence socialement différenciées. Le terme « social » est utilisé ici dans un sens large, il ne s’agit pas uniquement de considérer le seul critère de la catégorie socio-professionnelle.
D’où est venue l’idée de cette recherche ?
L’hypothèse de l’existence de filières de soins d’urgence socialement différenciés (privé/public) et par suite, l’idée de réaliser une enquête statistique comparant les patients des urgences publiques et privées est venue du terrain: (fichier 6)
Deux filières se sont alors dessiner : La filière publique celle du service d’urgence hospitalier, réputé accueillir le « tout venant » et la filière privée réputée, par les initiés que sont les professionnels, pour pratiquer une sélection des patients. De là, Sylvie Morel se souvient d’un transport réalisé sur appel du Samu pour lequel nous nous étions rendus à la PASS (permanence d'accès aux soins de santé) pour prendre en charge un patient de nationalité congolaise nécessitant une opération d’urgence. Dès lors, les observations réalisées sur le terrain durant un peu plus d’un an, ont amené à postuler l’existence d’une troisième filière d’accès aux soins d’urgence composée cette fois-ci de structures destinées aux patients étrangers et/ou sans couverture sociale. Pour vérifier cette hypothèse, quel dispositif d’enquête mettre en œuvre ? (fichier 7)
Le questionnaire élaboré pour cette enquête retrace les différentes étapes de la prise en charge en urgence d’un patient, de l’appel jusqu’à l’arrivée dans le service d’urgence. L'échantillon d'enquêtés inclut uniquement des patients adultes c'est-à-dire âgés d’au moins 15 ans et 3 mois selon la loi et, dont la pathologie relevait de la médecine ou de la médico-psy (exit la traumatologie): Total échantillon urgences publiques: 320 patients Total échantillon urgences privées : 236 patients
Principaux résultats:
Les réseaux d’adressage : Analyse des trajectoires sanitaires suivies par les patients en amont des services d’urgence
L'analyse de ces trajectoires dessine l’existence de deux circuits différents : Les patients des urgences privées emprunte majoritairement circuit médical et privé. De même, les observations réalisées au sein du service d’urgence privé révèlent l’existence de pratiques de sélection des patients par les urgentistes. Ce service a donc un mode de recrutement sélectif. A contrario, l’étude du réseau d’adressage des urgences publiques indique la présence d’acteurs hétérogènes tant publics que privée qui serait le signe d’un recrutement plus large, moins sélectif.
Comparaison du profil socio-pathologique des patients des deux services : Un recrutement social distinct ?
– Les patients âgés des urgences publiques sont moins autonomes physiquement, mentalement : pas le même type de pathologie, plus souvent un problème autre que médical.
– Deux établissements qui ont des logiques différentes : La clinique n’a clairement pas prévue de recevoir des patients psy et ayant une problématique sociale. Dans l’établissement public, il y a un secteur psy et des assistantes sociales.
– Additionnés entre eux, les bénéficiaires de la CMU-CMU-C, de l’AME et ceux qui n’ont aucune couverture sanitaire, représentent 14% aux urgences publiques contre 3% parmi les malades du privé.
– Les urgences privées sélectionnent leurs patients sur la base du motif. Tout patient qui derrière le motif médical a un problème social ou psychologique se verra refuser l’accès au service d’urgence privé et ce, quelque soit sa couverture sanitaire et son origine sociale.
– La proportion des jeunes de 15-25 ans n’est pas très différente d’un service à l’autre puisqu’ils représentent respectivement 13,3% et 15,6% des malades aux urgences publiques et privées. La catégorie « jeune » n’est pas homogène, elle renferme des situations contrastées au regard notamment de l’emploi, les jeunes des urgences publiques sont plus précaires, ils ont plus souvent quitter le cursus scolaire et se rendent aux urgences pour des motif différents de leurs homologues du privé. Dernière remarque qui a son importance : On note que la grande majorité des jeunes rencontrés dans les deux services confondus avait un logement, un travail et une couverture sanitaire, où sont donc les jeunes sans-domiciles, sans travail, sans couverture… Ces jeunes, on les rencontre dans les associations caritatives qui dispensent des soins telles Médecins du monde. Il semblerait donc qu’il existe réellement une troisième voie pour les soins d’urgence ou non-programmés, une filière d’accès prévue pour un type de public particulier.
Conclusion
Le fait d’emprunter des voies différentes, cette disparité est elle synonyme d’inégalité ? Différents indices plaident en faveur de l’hypothèse d’une inégalité sociale dans l’accès aux soins d’urgence : Prise en charge médicale plus rapide dans le privé (le médecin est présent dès l’accueil et ce n’est pas un interne ; Le malade va plus vite dans le service de spécialité correspondant à sa pathologie ; De plus, Les études sociologiques portant sur les urgences hospitalières ont montré entre autre chose que les spécialistes hospitaliers sélectionnent également leurs patients. L’accès aux spécialités est plus ardu à l’hôpital. L’accès au service d’urgence est une chose (accès primaire), l’accès au spécialiste correspondant en est une autre (accès secondaire). Or en matière de santé, le temps est un facteur aggravant : « vitesse » sociale.
Apport pour ETAPE:
Les jeunes rencontrés dans les centres de formation empruntent des circuits de soins correspondant majoritairement au profil des patients du public en terme de type de couverture, de professionnels auxquels ils recourent, etc. Ils sont aussi éloignés du profil des patients adressés dans les cliniques que de celui, des patients très précaires, rencontrés dans les associations médico-sociales.
Rédigé par Sylvie Morel